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JURON. INJURE.

Informations.
  1. Temps et lieux.
  2. Auteurs et oeuvres.
  3. Définition et fonction dans la société.
  4. Origines et postérité.
  5. Bibliographie.
Extraits. Échantillons de jurons.
À l'agité du bocal.
L'Homme rapaillé.
Libertés surveillées.
Procédés typiques. Ingrédients.

1. Temps et lieux.

Début et fin. Antiquité. Aujourd'hui.
Lieux. Le juron: un grand nombre de sociétés, mais il n'a jamais existé par exemple chez les aborigènes d'Australie et les Amérindiens du Canada; l'insulte: beaucoup de sociétés.

2. Auteurs et oeuvres.

L'Ancien Testament; Homère (VIIIe s. av. J.-C., poète grec), l'Iliade.
Archiloque (v.-712 à v.-648, poète grec), Iambes.
Eschyle (v.-525 à -456, poète grec), les Sept contre Thèbes.
Sophocle (-496 à -406, poète grec), Oedipe à Colonne.
Aristophane (v.-450 à -386, écrivain grec), les Nuées.
Cicéron (-106 à -43, écrivain latin), Lettres à César.
Juvénal (v.55-v.140, poète latin), Satires.
François Rabelais (v.1494-1553, écrivain), Pantagruel.
Agrippa d'Aubigné (1552-1630, écrivain), les Tragiques.
William Shakespeare (1564-1616, écrivain anglais), Richard III.
Sade (1740-1814, écrivain), Justine ou les Malheurs de la vertu.
Victor Hugo (1802-1885, écrivain), les Châtiments.
Barbey d'Aurevilly (1808-1889).
Charles Baudelaire (1821-1867), Mon coeur mis à nu.
Émile Zola (1840-1902), Mes haines.
Paul Verlaine (1844-1896), Invectives.
Léon Bloy (1846-1917), Je m'accuse.
Arthur Rimbaud (1854-1891), l'Orgie parisienne ou Paris se repeuple.
Alfred Jarry (1873-1907), Ubu roi.
James Joyce (1882-1941, écrivain irlandais), Ulysse.
Louis-Ferdinand Céline (1894-1961), Bagatelles pou un massacre.
Antonin Artaud (1896-1948), l'Ombilic des limbes.
Robert Desnos (1900-1945), la Révolution surréaliste.
Jacques Prévert (1900-1977, poète), Paroles.
Hergé (1907-1983, bédéiste belge), les Aventures de Tintin.
Léo Ferré (1916-1994, chansonnier).
Gérard Bessette (1920-, écrivain québécois), la Bagarre.
Boris Vian (1920-1959).
Georges Brassens (1921-1981, chansonnier).
Gaston Miron (1928-1996, écrivain québécois), l'Homme rapaillé.
Jacques Brel (1929-1978, chansonnier).
Gérald Godin (1938-1995, écrivain québécois), les Cantouques.
Michel Tremblay (1942-, écrivain québécois), les Belles-Soeurs.

3. Définition et fonction dans la société.

Le juron est un mot employé par le locuteur pour exprimer spontanément et intensément ce qu'il ressent face à une situation donnée. Cette réaction, positive ou négative, se présente toujours sous la forme exclamative (le juron est souvent une interjection).

Les jurons appartiennent à une culture, ils sont créés à partir d'éléments spécifiques à une culture, et ils ne peuvent par conséquent en être séparés sous peine de perdre leur sens et leur valeur. Les jurons, dans toutes les cultures, ont ceci de particulier que leur usage est défendu, par une autorité quelconque ou simplement par la politesse. Cet interdit qui frappe les jurons est dû à leurs origines. Un grand nombre de jurons sont issus de la religion (du moins en Amérique du Nord et en France). Dans les siècles passés, l'Église exerçait une puissante autorité sur toute la société; tous devaient s'y soumettre en respectant ses lois. Et l'une d'entre elles interdisait aux fidèles d'invoquer Dieu, donc de jurer, sans raison, et d'utiliser à tort et à travers des mots du vocabulaire religieux. Ainsi, jurer dans un contexte profane était un moyen à la portée de tous de s'opposer à l'autorité de l'Église et de la démystifier. S'exclamer "Nom de Dieu!" ou "Grand Dieu!", c'était lancer un défi à l'Église en transgressant une de ses lois, c'était remettre en question son idéologie représentée par les termes religieux.

En outre, beaucoup de jurons relèvent des registres scatologique et sexuel: il s'agit de ce que l'on a appelé les "gros mots". Ceux-ci sont liés au dualisme corps-esprit instauré par les règles de la courtoisie: tout ce qui chez l'être humain appartient au domaine de l'esprit, du spirituel est valorisé, est considéré comme beau et noble, alors que tout ce qui a trait au corps et à ses fonctions (digestion, reproduction, etc.) est bas, vulgaire, et en parler d'une manière directe ou crue n'est pas convenable; les fonctions du corps (surtout les plus basses) ne doivent être que suggérées, et pour cela on emploie des euphémismes. La courtoisie contribue donc à élever l'homme, à l'idéaliser. S'opposant à cela, la grossièreté tend à rabaisser l'homme, à le dévaloriser, à le désacraliser. Naturellement, les gros mots appartiennent tous à la langue populaire (la langue de l'élite se voulant raffinée). Quand ils sont employés comme juron, ils servent à exprimer avec force des sentiments négatifs (colère, dégoût, etc.) pour dévaloriser une situation, mais aussi à l'occasion des sentiments positifs (joie, admiration, etc.). Les jurons-gros mots tirent toute leur force et leur efficacité des règles de la politesse qui en interdisent l'usage. S'il n'y avait pas de censure, les jurons, religieux ou grossiers, perdraient leur pouvoir de trangression.

Ainsi les jurons sont toujours liés à un interdit, à un tabou. Et un grand nombre de jurons (surtout religieux) ont été créés justement pour contourner cet interdit: par exemple, on a souvent chercher à cacher la référence à Dieu ou à la religion en modifiant le juron original; c'est le cas de Je renie Dieu qui est devenu jarnidieu, jarnigué, jarniguienne, jarnibeu, jarnibleu, etc. Donc des centaines de jurons ont été créés par déformation, combinaison, substitution, troncation, etc.

Le répertoire des jurons-gros mots est également très riche. C'est que l'invention de gros mots ne dépend pas de règles pré-établies, n'importe qui au fond a le droit d'en créer; la grande majorité des gros mots proviennent du peuple, ce qui rend d'ailleurs leur origine difficile à retracer. En plus, les combinaisons de gros-mots sont pratiquement infinies. Les gros-mots peuvent aussi être combinés avec des termes religieux pour former un juron (ex.: "Bordel de Dieu!"). Avec les jurons, on peut improviser, imaginer toutes les variantes que l'on veut.

Les fonctions du juron sont nombreuses. Il permet d'abord l'affirmation de soi: le locuteur qui intègre des jurons (donc des mots interdits) dans son discours affirme son indépendance et sa liberté de pensée en refusant de se soumettre aux principes établis par l'autorité, qu'elle soit religieuse ou civile. En outre, le juron, conformément à son origine (jurer, c'est attester une chose), joue un rôle d'authentification: il donne plus de poids, plus de force à nos propos, il garantit la sincérité de ce qu'on dit. Dire: "Quelle belle fille!" est moins fort, moins convaincant que de dire: "Crisse! Quelle belle fille!". Le juron permet aussi l'expression des passions: il libère un excès d'intensité affective. On jure pour se défouler, pour se soulager. Comme le dit Clément Légaré: «Le sujet sacreur est exaspéré par une situation qu'il ne parvient pas à dominer.» (p.215, voir biblio). Le juron peut ainsi être considéré parfois comme une sorte de thérapie pour celui qui l'emploie.

Le juron ne se présente donc pas toujours ouvertement comme un défi à l'autorité, une protestation contre des lois sociales contraignantes. Souvent, il n'est que l'expression d'un mouvement d'humeur, d'une émotion forte mais passagère: on jure sous le coup de la colère, de la surprise, de la joie, etc. Celui qui jure le fait la plupart du temps d'une manière spontanée et irréfléchie (comme un réflexe), et le choix du juron est arbitraire; n'importe quel juron peut être employé n'importe quand. D'ailleurs, le juron est souvent vidé de son sens et devient une espèce de passe-partout; il est utilisé à toutes les sauces. La situation à laquelle s'applique un juron n'a souvent aucun rapport avec le sens originel de celui-ci. Ainsi, le juron est souvent lié à la pauvreté du vocabulaire du locuteur: quand on utilise un juron pour exprimer une émotion, c'est parce qu'on ignore le mot juste.

Le juron est employé surtout dans la vie privée, dans un contexte familial ou amical. Dans la vie sociale, qui est régie par les règles de politesse, le juron se fait plus rare. Il y a des lieux où l'on n'a pas le droit de jurer: dans les salles de spectacle, dans les salles de cours, à la télévision, à la radio, etc. Mais c'est précisément dans ces lieux que le juron peut avoir le plus de retentissement et redevenir un acte de transgression. Celui qui jure dans ces lieux le fait d'une manière intentionnelle et réfléchie.

On jure plus dans les milieux populaires que dans les milieux aisés, probablement parce que la vie y est plus dure. Le juron est lié à la difficulté, à la contrariété, à l'échec.

Alors que le juron est une réaction devant une situation et ne vise pas un destinataire, l'injure au contraire s'adresse à une personne dans le but avoué de la blesser. Elle est composée d'un ou plusieurs mots employés d'une manière imagée et relevant souvent des registres scatologique et sexuel (un juron peut être intégré à une injure). Il y a deux grands types d'injures: le vocable isolé (ex.: con, salopard, cocu, etc.) et la locution injurieuse (ex.: "Va te faire enculer"). Elle se présente comme un acte de parole, et non comme une simple assertion: elle agit sur quelqu'un, elle a un caractère performatif.

La fonction de l'injure est de dévaloriser, de dénigrer le destinataire, qui peut être une seule personne ou une collectivité. Mais cette dévalorisation ne repose pas vraiment sur la vérité ou sur des raisons sérieuses (contrairement au juron): il ne faut pas confondre l'injure avec le reproche ou la menace. Celui qui injurie se sert des défauts ou des failles (la plupart du temps imaginés plutôt que réels) du destinataire pour les grossir, les exagérer. L'injure est excessive et approximative. Comme la caricature, elle déforme la réalité. Elle possède donc un caractère ludique. D'ailleurs, dans certaines sociétés du passé (Grèce Antique, aristocratie française du XVIIIe siècle), l'injure donnait lieu à des joutes oratoires. Bien plus que le souci de vérité, c'est le souci d'efficacité qui sous-tend l'injure.

Les causes de l'injure sont liées, comme le juron, à un obstacle, à une frustration: on injurie quelqu'un parce qu'il ne nous comprend pas, qu'il nous contrarie, qu'il ne nous écoute pas, qu'il nous a fait du tort, etc.

4. Origines et postérité.

Origines. - Le cri. Extériorisation, expression violente d'une émotion intense, défoulement, libération. Aussi, appel: reconnaissance de l'Autre, volonté d'établir un contact avec lui, d'agir sur lui (voir les animaux).
- L'exclamation. "Forme linguistique au rituel social fortement marqué" (cf. Faits de langues, p.7). Elle est liée à la notion de surprise: quelque chose survient (une émotion, une sensation) provoquant une rupture dans le déroulement de la pensée; le locuteur en est déstabilisé et, pour relancer sa pensée en état de choc, il réagit en exprimant spontanément sa surprise par un mot ou une phrase qu'il adresse à un interlocuteur (appel, volonté d'instaurer le dialogue).
- Pour le juron, trois autres sources: le jurement, sorte de serment privé et non offficiel où l'on invoquait une divinité comme gage de la véracité d'un propos; la prière (imprécation ou exécration sous sa forme négative); le blasphème.

Postérité. Aujourd'hui, le juron et l'injure sont omniprésents (du moins en Amérique du Nord et en France); leur usage s'est répandu dans toutes les classes sociales et toutes les catégories d'individus. Plusieurs raisons expliquent ce phénomène. Entre autres, les règles de politesse et de courtoisie sont plus souples qu'auparavant: il est donc plus facile de donner libre cours à ses pensées et à ses sentiments; l'emploi de gros mots comme "merde" ou "con" ne scandalise plus beaucoup de gens. Aussi, la plupart des jurons ont perdu leur sens originel ou leur caractère subversif, ils sont employés hors contexte (par exemple, dire "tabarnaque" aujourd'hui au Québec n'est plus tellement choquant puisque l'Église ne représente plus l'autorité et n'est même plus une référence).

5. Bibliographie.

ANDERSON, Lars-Gurmar, Bad language, Cambridge, Basil Blackwell, 1990, 202p.
BOUGAïEFF, André et Légaré, Clément, l'Empire du sacre québécois, Québec, Presses de l'Université du Québec, 1984, 276p.
Bouquet d'injures et d'horions, textes recueillis par Jean-Pierre Arthur Bernard et Olivier Gadet, Grenoble, Cent Pages, 1990, 144p.
CASAGRANDE, Carla, les Péchés de la langue: discipline et éthique de la parole dans la culture médiévale, Paris, Éditions du Cerf, 1991, 349p.
CHAREST, Gilles, le Livre des sacres et blasphèmes québécois, Montréal, L'Aurore, 1974, 123p.
ÉDOUARD, Robert, Nouveau dictionnaire des injures, Paris, Sand et Tchou, 1983, 415p.
L'exclamation, Faits de langues, textes présentés par Laurent Danon-Boileau et Mary-Annick Morel, Paris, PUF, septembre 1995, no 6, 268p.
GUIRAUD, Pierre, les Gros Mots, Paris, PUF, 1975, 123p.
Injures et blasphèmes, présenté par Jean Delumeau, Paris, Éditions Imago, 1989, 159p.
MILNER, Jean-Claude, De la syntaxe à l'interpétation: quantité, insultes, exclamations, Paris, Le Seuil, 1978, 408p.
PERRET, Pierre, Jurons, gros mots et autres noms d'oiseaux, Paris, Plon, 1994, 289p.
PICHETTE, Jean-Pierre, le Guide raisonné des jurons, Montréal, Quinze, 1980, 305p.
VINCENT, Diane, Pressions et impressions sur les sacres au Québec, Québec, Office de la langue française, 1982, 143p.

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